PREMIÈRE PARTIE
Mars
1
Le coptère survolait l’extrémité de la Mare Sirenum lorsque l’accident survint. L’instant d’avant, ses larges pales transparentes battaient l’air raréfié de Mars, dans un froissement soyeux de papier chiffonné. Il volait à trois cents mètres d’altitude, et le pilote, attentif aux accidents du sol, négligeait de surveiller les afficheurs collimatés sur la bulle. Puis les indices s’affolèrent. Il y avait pourtant peu de vent. Le ciel calme offrait cette couleur bleu sombre qui caractérise les horizons de Mars sous ces latitudes. Les collines qui bordent au sud la Mare Sirenum se détachaient nettement sur la plaine rouge. Aucune nuée de sable ne courait le désert.
Le pilote ne réagit que lorsqu’un tintement retentit dans ses écouteurs. Des voyants clignotèrent, rouges, sur le pare-brise. L’appareil perdait de l’altitude. Ses immenses pales, aussi légères que les élytres d’insectes de la Terre, commencèrent à vibrer. Il oscilla, incertain de son appui sur l’air ténu.
Les réflexes d’Archim Noroit lui sauvèrent la vie. Les coptères sont des appareils sûrs, mais l’air de Mars ne pardonne pas. Il est si ténu que seuls des engins disposant d’une surface portante considérable et d’une vitesse élevée peuvent s’y maintenir. Lorsque les larges pales d’un coptère cessent de tourner et de battre à la façon des ailes d’un oiseau-mouche, l’accident est presque toujours fatal. Et leur fragilité, rançon de leur légèreté, laisse peu de marge au régime du moteur.
Noroit débraya presque instantanément sa voilure, lui évitant de se rompre et de le précipiter près de trois cents mètres plus bas. Son entraînement se chargea du reste. D’une pression du doigt sur une touche, il scinda le coptère en deux parties. La plus lourde qui contenait le moteur et l’équipement tomba comme une pierre. La bulle s’ouvrit à la façon d’une fleur et les trois coquilles irisées glissèrent plus lentement vers le sol. Le pilote resta suspendu, pantin ficelé sur son siège, aux pales qui avaient cessé de battre et tournoyaient follement. Il rajusta le masque qui lui couvrait tout le visage, aspira une grande bouffée d’oxygène, largua son siège et se balança au bout des suspentes qui le rattachaient encore à la voilure dont la chute s’était considérablement ralentie.
Il ne put se retenir de regarder au-dessous de lui. Cette tache sombre, à plus d’un kilomètre au sud, c’était tout ce qui restait de la carlingue, et ce point noir, plus proche, c’étaient le siège et la réserve principale d’oxygène. Quant à lui, il descendait doucement, fleur de pissenlit, avec pour toute fortune la double bouteille d’air fixée à ses épaules.
Il se ramassa sur lui-même, toucha le sol sans dommage grâce à la faible gravité de Mars mais les grandes pales translucides se replièrent et se rompirent avec un craquement de verre. Il se dégagea du harnais, vérifia son masque et ses bouteilles, puis balaya du regard l’horizon.
La plaine était désolée, l’horizon nu, le sol, ocre, jonché de cailloux, parcouru de faibles ondulations sablonneuses déchirées par endroits d’arêtes rocheuses aiguisées par les variations extrêmes de la température. Une plaque bleutée, vers le sud-ouest, indiquait la présence d’une colonie de lichens réfugiée dans un creux où un peu d’humidité s’était condensée.
Archim gratta du pied le sol de Mars. Sous la mince croûte riche en oxyde de fer, il mit au jour un sable gris poussière dans lequel on retrouvait parfois des fossiles vieux de plus de deux milliards d’années et datant des premiers jours de la planète. En d’autres circonstances, il aurait songé aux forêts de la Terre, à la verdeur humide des riches plaines de la Terre et à la douceur de son ciel azuré, lumineux, car bien qu’il fût né sur Mars et qu’il n’eût jamais connu la Terre autrement que par les livres et les holos, il avait comme tous les Martiens la nostalgie de la planète mère. Il rêvait souvent à ce que serait Mars si des arbres géants, à la croissance favorisée par la faible pesanteur, ombrageaient les plaines silencieuses et fournissaient à l’air de Mars l’oxygène présent dans son sol et dont les hommes avaient tant besoin.
Lui par exemple. La bourgade la plus proche se trouvait dans la région d’Ophir, à proximité de l’équateur martien, au nord-est, à plusieurs centaines de kilomètres. Il était impossible de réparer le coptère et tout aussi impossible de couvrir à pied cette distance. Le secours ne pouvait lui venir que des autres. L’ennui était que la balise de détresse n’avait pas fonctionné. C’était un des derniers messages collimatés qu’il avait lus sur la bulle avant qu’elle ne s’envole.
Le froid était vif mais la fourrure synthétique de sa combinaison le protégeait bien. La nuit, ce serait autre chose. Son casque couvrait entièrement sa tête et le masque qu’il pouvait ôter quelques instants épousait son visage. L’air ne lui donnait pas trop de souci car le circuit régénérateur branché sur ses deux bouteilles lui accordait un sursis de plusieurs jours, peut-être d’une semaine s’il n’avait pas de trop grands efforts à faire. Ses pires ennemis étaient la soif, l’épuisement. Et la nuit.
Rien de ce qui restait des pales et du harnais ne pouvait lui servir. Il se dirigea à grands pas vers l’épave de la carlingue. Ses bottes enfonçaient peu dans la croûte rougeâtre. Une chance, car il y a des régions, sur Mars, où le sol n’est formé que d’une fine poussière accumulée par le vent au fil des millénaires et où l’on coule jusqu’à mi-cuisse et parfois entièrement.
Il atteignit et dépassa le fauteuil qu’il avait largué au cours de sa chute. Il frissonna en contemplant le métal tordu, les coussins éventrés, en songeant que tel aurait été son sort si ses réflexes avaient été moins prompts.
Confiant dans ses instruments, il n’avait pas noté les coordonnées depuis plusieurs minutes au moment de l’accident et il n’avait qu’une faible idée de l’endroit où il se trouvait. Compte tenu de la vitesse de l’appareil, il ne pouvait estimer sa position qu’à quelques dizaines de kilomètres près.
De toute façon, la distance était trop grande. Quelqu’un viendrait le chercher, ou il ne s’en tirerait pas. Il ne craignait pas trop la mort, l’ayant fréquentée. Mais il y avait les papiers laissés à Circée, la capitale de Mars. Il y avait Gena. Il y avait enfin cet homme, venu de la Terre, qu’il devait rencontrer dans quelques jours. Il y avait surtout le Projet.
À dire vrai, pensait-il en marchant, sans cesser d’examiner l’horizon car une traînée vaporeuse qu’il venait d’y apercevoir ne lui plaisait pas, il avait prévu depuis longtemps qu’il lui arriverait un jour un accident. Il avait pris ses précautions. Mais si la cause de l’accident était bien celle qu’il présumait, il ne pouvait s’empêcher de trembler pour Gena.
Le vieil homme à qui il avait confié les papiers en lui recommandant de ne les remettre qu’à la police de la Terre s’il disparaissait, le lui avait bien dit : « Abandonne. D’abord, c’est un rêve fou. Et ensuite il y a des puissances qu’il vaut mieux ne pas défier. »
Naturellement, abandonner n’avait pas de sens. On n’abandonne pas une idée, un projet, dans lequel l’avenir d’une planète entière est impliqué. Il s’était dit : on n’assassine pas comme cela un homme sur Mars. Il y a encore des tribunaux. Je ne risque rien.
Mais sur Mars, la vie est si précaire qu’elle est à la merci d’un accident.
Archim étudia la mince traînée grise dans le ciel nu et bleuté, vers le sud, vers le pôle. La vapeur se condensait. La traînée présentait des contours délicats comme la fumée d’une cigarette. Elle se déplaçait à une vitesse appréciable dans sa direction. Le front de la perturbation pouvait être large d’une cinquantaine de kilomètres et même si les forces de Coriolis le faisaient dériver vers l’ouest, il ne le manquerait pas.
Un vent de sable tourbillonnait. Cette fois-ci, les jeux étaient faits. Il partait perdant. Il passa machinalement sa main gantée sur son menton protégé parle masque. Le danger que présentent les cyclones sur Mars est très différent de celui pour lequel ils sont redoutés sur Terre. L’air est trop léger sur Mars pour qu’un vent violent, même de trois cents kilomètres à l’heure, puisse sérieusement inquiéter un homme. Mais il charrie de la poussière, du sable, des grains microscopiques que la turbulence tient en suspension dans l’atmosphère. Il porte dans ses replis des projectiles qui sont animés de sa vitesse. Le vent est inoffensif, mais le sable est mortel. Il est si fin, ce sable qui donne au nuage vertical sa couleur cendrée ou rougeâtre, qu’il bloque les machines délicates, la pompe du système à recycler l’air, qu’il perce les combinaisons les plus résistantes et qu’il s’introduit sous le masque dans la bouche, dans les narines, dans les yeux.
Archim se mit à courir en direction de la cabine. Il disposait d’une bonne heure. Peut-être pourrait-il disposer les débris de l’appareil de manière à y trouver un abri suffisant. De toute façon, il lui fallait aller jusqu’au coptère et y vérifier certaines choses. Après la tempête, l’appareil serait sans doute recouvert et il deviendrait presque impossible de le retrouver.
La carlingue avait été complètement disloquée par le choc. La partie inférieure de la bulle avait éclaté comme une coquille d’œuf. Le carter en plastique du moteur s’était déchiré. La petite soute avait laissé échapper son contenu. Archim se pencha sur le moteur électrique qui avait entraîné les pales. Le choc l’avait déformé mais il ne semblait pas avoir souffert d’avaries avant sa chute. Ce n’était pas de là que la panne était venue.
Il examina ce qui restait des accumulateurs et la cause de l’accident lui sauta aux yeux. Quatre d’entre eux avaient été sciés à l’aide d’une lame ultra-sonique. La fente était minuscule, presque imperceptible là où elle n’avait pas été élargie par le choc.
On avait tenté de le tuer. Il s’en était tiré par miracle mais il y avait peu de chances pour que le miracle se reproduise. Le saboteur devait connaître le plan du voyage d’exploration qu’Archim avait préparé. Archim l’avait déposé, la veille de son départ, comme il était de règle, dans les bureaux de l’Administration. Personne d’autre, sauf Gena – mais pouvait-il douter de Gena ? –, n’était au courant de ses projets. C’était du côté de l’Administration qu’il lui faudrait chercher. La réputation d’intégrité de l’Administration Martienne était considérable. Mais le projet d’Archim était si ambitieux qu’il pouvait pousser bien des gens au crime.
Il examina rapidement les restes du tableau de bord. La radio de secours, construite pour résister à presque n’importe quelle catastrophe, semblait intacte. Une onde de soulagement, presque d’euphorie, l’envahit. Dans quelques heures, il serait sauvé. Ses ennemis avaient escompté qu’il ne survivrait pas à sa chute. Ils ne s’étaient pas inquiétés de la radio de secours. Il activa le poste et régla la fréquence sur le satellite auxiliaire de Circée. L’appareil émit une maigre fumée. Il avait été piégé. Un travail soigné. Et le moment de l’attentat avait été bien choisi. Aucun satellite ne pourrait le repérer à temps à travers la nuée de poussière.
Découragé, Archim s’assit sur le sable. Il tourna la tête pour évaluer la distance à laquelle se trouvait encore la nuée grise et son regard se posa au passage sur une tache de couleur à demi coincée sous un longeron tordu.
C’était une photo : la photo de Gena toujours accrochée à son tableau de bord lorsqu’il partait en expédition. Il souleva le longeron et récupéra la photo, un hologramme criant de vérité. Le teint hâlé, les yeux bleus, le visage auréolé de cheveux blonds coupés court, la jeune femme lui souriait.
Il savait qu’elle était maintenant directement menacée. Même s’il ne lui restait pas l’ombre d’une chance, il lui fallait essayer d’échapper au cyclone et rejoindre la civilisation. Pour Gena.
Il inventoria ses ressources. Quelques bouteilles d’air demeurées intactes, peu de vivres. La tente avait été déchirée par des échardes de métal. Et l’eau manquait. Le réservoir était percé. Il ne restait au fond que la valeur de quelques verres qui s’évaporaient rapidement. Il but abondamment, transvasa ce qui restait dans une gourde que le choc avait épargnée sans se faire d’illusions sur le sursis qui lui était accordé.
Il ramassa la photo de Gena, la glissa dans une poche de sa combinaison de vol, chargea sans effort le sac sur ses épaules et se mit en marche. Il espérait couper la trajectoire du cyclone et échapper au plus fort de la tempête. L’air, déjà, se troublait. Archim se mit à courir.